De la conversion au dialogue en vue du Royaume

Dr Vincent Kundukulam

St Joseph’s Pontifical Seminary, Aluva (Kerala)

De la conversion au dialogue en vue du Royaume 

Aujourd’hui, beaucoup de prêtres et de religieux sont découragés dans le champ de la mission en raison d’une propagande anti-chrétienne militante issue de milieux néo-hindouistes (hindutvas). Ils sont désolés parce que leur travail n’aboutit pas à la conversion de non-chrétiens comme autrefois. Cela soulève plusieurs questions théologiques. Quel pourrait être le mode d’une authentique évangélisation dans un contexte de conflits interreligieux croissants ? Jésus a-t-il considéré comme nécessaire l’implantation de l’Eglise pour accomplir le commandement de la mission ? Si le salut est possible dans d’autres religions quel est alors la nécessité d’un travail missionnaire ? Si l’évangélisation vise la réalisation du Royaume de Dieu, quels sont les chemins pour remplir une telle tâche missionnaire ? Cet article se veut une réponse théologique (il peut y avoir aussi des réponses politique et sociologique) au problème de la conversion auquel doit faire face l’Eglise en Inde.

1. L’attitude du Sangh-Parivar[1] quant à la conversion

Il y a différentes tendances en ce qui concerne l’attitude du RSS [2] et de ses alliés à propos des conversions. Quelques-uns sont violemment contre la conversion tandis que d’autres autorisent une telle possibilité sous certaines conditions. Les raisons qu’ils énoncent pour leurs positions sont diverses (cf. Kundukulam 2000: 31-40). Nous n’avons pas besoin ici de les détailler, il suffira de mentionner les positions principales et leurs arguments.

Des conversions sous conditions:

a) La conversion peut être autorisée si la personne concernée a une connaissance suffisante aussi bien de la religion qu’elle a pratiquée que de celle qu’elle veut embrasser. Le terme matham (voie religieuse) signifie une idée ou opinion particulière dans le contexte indien. La formation d’une opinion est principalement une activité intellectuelle, et elle doit être menée à bien après une réflexion suffisante. b) La conversion individuelle peut être permise, mais non la conversion de masse. Le droit de changer de religion est un droit individuel. En cas de conversion de masse un individu n’est pas en capacité d’exercer sa liberté personnelle. c) Une conversion due à l’ignorance, la séduction ou la force doit être condamnée. Le Sangh-Parivar se plaint de ce que les missionnaires manipulent l’ignorance des pauvres analphabètes : « Les missionnaires mettent les statues des dieux tribaux dans un récipient plein d’eau et ces statues sont englouties. Puis ils mettent dans le même récipient une croix de bambou. Quand la croix surnage à la surface de l’eau, ils disent : « le Christ est plus puissant que les dieux tribaux ». Les autochtones (tribals) analphabètes sont convertis au christianisme. » (Janmabhumi [3], 10 mars 1999) « Les missionnaires offrent aux pauvres des possibilités de travail et un meilleur traitement dans les hôpitaux chrétiens s’ils rejoignent la communauté chrétienne. » (Interview de U. Issrani, Pranta Sanghchalack de Madhya Bharat, Bhopal, décembre 1993).

Une opposition absolue à la conversion :

Alors que certains leaders du RSS permettent en principe la conversion, d’autres s’y opposent catégoriquement pour plusieurs raisons.

a) Le concept de conversion d’une religion à une autre est contraire à la nature même de la religion. La religion est ce qui montre le chemin vers Dieu. Si toutes les religions conduisent l’homme vers le même Dieu pourquoi changerait-on de religion ? (Cf. Mishra 1980: 118-121)

b) L’Inde (Bharat) a suffisamment de religions adaptées à sa culture et par conséquent n’a pas besoin de religions supplémentaires : «  Les Indiens sont déjà religieux. Il y a diverses religions dans le pays aptes à répondre à leur besoins religieux. Même les autochtones (tribals), qui n’ont pas de religions instituées, mènent une vie vertueuse et en ce sens ils sont religieux. Il n’y a pas besoin de les convertir à une autre religion. » (Interview de R. R. Mishra, President du Vanavasi Kalyan Ashram à Surguja, Madhya Pradesh, janvier 1994).

c) Les conversions créent des conflits dans la société. Quand les chrétiens revendiquent la supériorité de leur religion et gagnent des adhérents provenant d’autres religions, celles-ci se sentent désolées d’avoir perdu leurs adeptes. Ceci augmente les possibilités que surgissent des conflits entre religions. Pour maintenir la paix dans un pays multi-religieux comme l’Inde, les conversions doivent être interdites.

Plus que les raisons susdites, ce sont les facteurs culturel et politique qui font que le Sangh Parivar se retourne contre les conversions chrétiennes. d) la conversion de l’Hindouisme au Christianisme crée une aliénation culturelle ou « déculturation » des gens convertis. Quand quelqu’un devient membre de l’Eglise, il laisse de côté les coutumes, fêtes et rituels hindous, et souvent il se met à ternir les Dieux et les pratiques hindous. Arun Shourie écrit, dans l’introduction à La moisson de nos âmes (Harvesting Our Souls) :

« La conversion même d’une seule personne cause une grave perturbation. Sa famille est mise à part. Des tensions surgissent dans la communauté. On va ainsi au pire parce qu’après l’avoir convertie, les convertisseurs font que la personne fait et dit des choses qui offensent gravement la communauté dont elle provient. Cette seule personne est conduite non seulement à répudier mais à dénoncer les Dieux et les rituels dans lesquels elle a grandi, jusqu’à faire des choses qui sont interdites dans sa religion ou communauté d’origine – par exemple, de manger de la viande qui est prohibée » (2000 : 1-2)

e) Le point principal est que la conversion est devenue une affaire de nombre et qu’elle a des conséquences politiques. L’augmentation du nombre affecte le scénario politique du pays. En démocratie le nombre compte : nombre signifie pouvoir, nombre signifie argent et nombre signifie bien d’autres fins désirées. Si la conversion est permise cela réduira le pouvoir « hindou » dans le pays. Deoras, le Sarsanghchalak ( le dirigeant suprême) du R.S.S. entre 1973 et 1994, explique cela avec l’exemple du Kerala : « Aujourd’hui il y a 25% de Chrétiens et 20% de Musulmans au Kerala. C’est pourquoi leurs votes deviennent importants, très importants au moment des élections. Il y deux groupes politiques principaux : le Congrès et les Communistes. Les deux ont à faire des compromis en raison de ces bulletins de vote. » (1985 : 12) Le séparatisme augmente dans d’autres Etats à majorité chrétienne comme le Nagaland, le Mizoram, etc. et c’est pourquoi les conversions doivent être stoppées. Pour reprendre les mots de Golwalkar, le Sarsanghchalak entre 1940 et 1973, la conversion subvertit la loyauté. « La conversion des Hindous à d’autres religions revient à faire mourir le pays en proie à une loyauté divisée, au lieu d’avoir une loyauté indivise et absolue envers la nation. C’est dangereux pour la sécurité de la nation et du pays.» (1980 : 225)

Arun Shourie écrit que l’Eglise comme institution est obsédée par l’idée d’avoir la plus grande part sur le marché mondial des religions. La pression pour évangéliser est commerciale. Les publications missionnaires apportent un ample témoignage au fait que la mission est une grosse affaire (big business). L’Eglise doit avoir des cibles définies, des plans détaillés de stratégies de marché, au moyen desquels multiplier la récolte : une église doit être plantée dans chaque village, une Bible doit être placée dans toutes les mains : les femmes, les castes qui bénéficient de quotas (scheduled casts), les autochtones (tribals), doivent être ciblés, etc.  Quelques groupes missionnaires ont même budgétisé la dépense d’une telle activité, en gros autour d’un milliard et demi de dollars. (Cf. 2000 : 25-33)

Evaluation : Nous n’avons pas l’intention de défendre ici d’une manière apologétique la position chrétienne contre les accusations du Sangh Parivar. Nous les examinerons simplement pour en tirer les principales questions théologiques qui doivent venir en discussion, face à l’éveil de la conscience hindoue (hindutva).

Nous pouvons être d’accord avec le R.S.S. pour dire la place importante de la connaissance pour la poursuite de la vérité. Mais nous ne pouvons restreindre la découverte de la vérité à une recherche purement intellectuelle, parce que l’expérience personnelle, les intuitions, la foi, etc. jouent aussi un rôle vital dans la compréhension de la vérité. De la même manière la possibilité d’une conversion de masse ne peut être complètement exclue. L’homme est un être social. Un groupe de gens qui vivaient sous l’oppression peuvent réfléchir ensemble à propos de leur état d’opprimés, et peuvent faire collectivement un sérieux pas sur le chemin d’une libération religieuse et sociale. En ce qui concerne la conversion par séduction et par force, il est vrai que dans le passe des milliers de pauvres gens ont été convertis durant la famine. Les missionnaires se sont souvent servis du catéchuménat comme de centres de secours et dans quelques cas ont transformé les centres de secours en catéchuménat (Fernandez 1984 : 289-306). Mais aujourd’hui l’Eglise ne favorise pas cette sorte de conversions. Elle interdit par tous les moyens les conversions qui bloquent l’usage par quelqu’un de sa liberté personnelle. « L’Eglise propose, elle n’impose rien. Elle respecte les personnes et les cultures et elle honore le sanctuaire de la conscience. » (Redemptoris Missio 39)

Les raisons données par le Sangh Parivar pour arrêter les conversions sans exception aucune semblent plus importantes, parce qu’elles ont de sérieuses implications théologiques. Si toutes les religions conduisent au même Dieu et puisque l’Inde a déjà diverses religions de très haute réputation, pourquoi l’Eglise favoriserait-elle les conversions ? Est-il chrétien d’insister sur la conversion comme une voie légitime d’exercer la liberté religieuse si cela cause des tensions sociales et des conflits interreligieux dans notre mère patrie ? Pouvons-nous nous opposer aux croyances des autres religions si elles ne trompent pas les gens dans leur recherche de la vérité ? Ces questions sont importantes non seulement pour la réflexion à l’intérieur du Christianisme mais aussi pour améliorer les relations entre Chrétiens et Hindous. Les quatre conditions qu’Arun Shourie place devant nous pour cette amélioration de la relation entre Hindous et Chrétiens touchent aux mêmes points : a) rendre compte avec honnêteté des calomnies qui se sont amoncelées  à propos de l’Inde et de l’Hindouisme ; b) refuser l’inerrance de la Bible et l’infaillibilité du Pape ; c) reconnaître la valeur salvifique des autres religions ; d) arrêter les conversions (1994 : 214-230).

L’Eglise, appelée à poursuivre sa mission en recevant l’inspiration du mystère de l’incarnation, se doit de prendre en considération ces défis pour rendre témoignage à l’Evangile. Nous allons pouvoir maintenant développer des orientations pour la mission, qui aideront l’Eglise à témoigner du Christ en Inde.

 

            2. Les autres religions comme “moyens” de salut

Dans la période qui a suivi la deuxième Guerre Mondiale, à cause du développement rapide du commerce, des médias, des transports et communications, les chrétiens en Occident ont pu avoir contact avec beaucoup de non-chrétiens vivant les valeurs de l’Evangile. La diminution du pourcentage des chrétiens pratiquants en Occident et l’acceptation du pluralisme comme une valeur positive a aussi changé la perception par l’Eglise des autres religions.

Karl Rahner a modifié l’ancienne perspective selon laquelle les autres religions sont des religions « naturelles », le Christianisme seul étant « surnaturel ». Il a justifié son point de vue à partir de deux principes chrétiens fondamentaux : l’être humain est créé à l’image et ressemblance de Dieu et Dieu désire que tous les humains soient sauvés. L’être humain, par création, est un être ouvert au Transcendant. Chaque fois qu’il élève son esprit vers Dieu il peut recevoir le message de celui-ci. Les autres Ecritures sacrées sont alors le résultat d’une expérience transcendantale des saints hommes des autres religions. C’est pourquoi les religions non-chrétiennes ne contiennent pas simplement une connaissance naturelle de Dieu mais des éléments surnaturels. (1983 : 163-168)

Raymond Panikkar insiste sur la liberté de Dieu de se révéler Lui-même à qui Il veut : « La croyance que Dieu a parlé aux chrétiens, et la conviction que Dieu leur a fait part à eux seuls d’un secret, n’exclut pas la possibilité que Dieu ait révélé des aspects identiques ou d’autres du Mystère divin à d’autres peuples… Dieu est libre de dire un secret et même un secret différent quand et à qui il plaît à Dieu. » (1990 : 115) Cela signifie que l’unique auto-révélation de Dieu en la personne de Jésus-Christ n’empêche pas Dieu de parler à travers d’autres manifestations.

La compréhension positive de l’Eglise envers les autres religions est aussi fondée sur la théologie du Logos développée par saint Justin martyr. Le Logos divin, la Parole de Dieu créatrice, était présente et active depuis le commencement même de toute la création. Chaque être a été créé dans et par le Logos (Jn 1, 3). Dieu est entré en alliance avec l’humanité entière avant l’incarnation de Jésus avec Adam et Eve (Gn 1, 28-30), avec Noé (Gn 9, 8-17), avec Abraham (Gn 15), avec Moïse (Ex 19), etc. A cause de ces alliances il peut y avoir des révélations de Dieu par la médiation de l’Esprit en dehors du Christianisme, ce qui n’est d’aucune manière en défaveur de Son auto-révélation dans le Christ. Des théologiens font le raisonnement que des chrétiens à la différence des Pères de l’Eglise proclament la Parole-dans-l’histoire au détriment de la Parole-dans-la-création. A partir de quoi leur attitude envers les autres religions devient plus exclusive. « Nous réduisons Jésus-Christ à une divinité tribale ou nationale alors que nous étions partis de la position d’un Dieu-avec-nous pour tous les peuples, races et nations dans leur identité la plus profonde. Aussi la tâche est-elle pour les théologiens de travailler à retrouver une présentation équilibrée de la présence salvifique de Dieu dans la création et sa venue dans l’histoire. » (Karokaran 2000 : 36-37)

Il y a des textes dans la Bible qui confortent cette attitude ouverte et inclusive vis-à-vis des autres religions. Bien que Paul fût enflammé de zèle pour le message du Christ il use à l’Aréopage d’un langage inclusif. Il reconnaît les goïm qui sont observants en matière de religion. « Dieu n’est éloigné d’aucun de nous, puisque c’est en lui que nous avons la vie, le mouvement et l’être, comme aussi bien quelques uns de vos propres écrivains l’ont dit : nous sommes tous ses enfants. » (Act 17, 26-28) Paul propose le message chrétien comme complétant la religion grecque. L’attitude de Pierre envers Corneille est ouverte. Dieu semble avoir rendu clair pour lui, à travers une vision, qu’il ne doit pas qualifier quelqu’un de souillé ou d’impur. (Act 10, 28) Dieu ne fait pas acception de personnes, mais qui que ce soit, de quelque nation qu’il soit, qui craint Dieu et fait ce qui est juste Lui est agréable. (Act 10, 34-35)

Le Concile Vatican II reconnaît qu’existent des “éléments de vérité et de grâce (Ad Gentes 9), « des « rayons de vérité » (Nostra Aetate 2), et des « semences du Verbe » (Ad Gentes 11) dans les rites et coutumes des peuples (Lumen Gentium 17), et dans leurs traditions religieuses et nationales (Ad Gentes 11). Soulignant l’universelle volonté salvifique de Dieu, le Concile écrit : « Car puisque le Christ est mort pour tous, et que tous les hommes sont en fait appelés à une seule et même destinée, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous la possibilité d’avoir part, d’une manière que Dieu connaît, au mystère pascal. » (Gaudium et Spes 22) Dialogue et annonce, publié conjointement par la Congrégation pour l’Evangélisation des Peuples et le Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux en 1991 confirme une telle perspective : « Les membres des autres religions sont orientés à l’Eglise, sacrement du Royaume de Dieu (…). Quand ils répondent à l’appel de Dieu qui se manifeste dans la loi de leur conscience, ils sont sauvés en Jésus-Christ et partagent donc en quelque sorte la réalité signifiée par le Royaume » (n° 35).

A la lumière de ce qui vient d’être dit, réflexions théologiques, citations bibliques et références du Magistère, nous pouvons conclure que les autres traditions religieuses peuvent être des voies de salut pour leurs croyants respectifs dans la mesure où elles sont compatibles avec les valeurs de l’Evangile et la grâce salvifique qui vient du Christ. La médiation du salut est rendue accessible aux autres religions par le biais du Saint Esprit, qui est le principe de communication entre Dieu et les hommes depuis les commencements de la création (Dupuis 1989 : 168). Une telle médiation de l’Esprit n’est pas opposée à l’unique et universelle médiation du Christ parce que l’Esprit intervient dans l’histoire par la médiation du Christ.

            3. La mission comme développement du Royaume de Dieu

            Ce changement d’attitude envers les autres religions a eu un impact sur la théologie de la mission. Les théologiens trouvaient le fondement de l’activité missionnaire de l’Eglise dans la mission du Fils et dans celle de l’Esprit Saint (Ad Gentes 2). L’Incarnation est devenue le modèle de la mission. La prédication a cessé d’être à sens unique. De la même manière que Jésus s’est incarné selon les modèles culturels de l’humanité, les missionnaires ont commencé à assimiler tout ce qui est bon dans la vie culturelle et religieuse de ceux à qui ils s’adressaient avant de leur présenter la spécificité de l’Evangile.

            Il y a eu un changement aussi dans l’objectif même de l’évangélisation. Les théologiens ont réalisé la prééminence du thème du Royaume de Dieu dans la prédication de Jésus. Le Christ s’est servi seulement deux fois du terme Eglise alors qu’il a employé l’expression Royaume de Dieu quatre-vingt-douze fois. Aujourd’hui les théologiens distinguent entre Eglise et Royaume de Dieu. Le Royaume de Dieu ne sera pas réalisé par la seule expansion de l’Eglise parce que l’Eglise est seulement le signe et le sacrement du Royaume de Dieu (Lumen Gentium 1. 48.) Elle a vocation à préparer le Royaume de Dieu. Elle ne peut prendre la place du Royaume. Redemptoris Missio affirme la même perspective : « Il est vrai que l’Eglise n’est pas une fin en elle-même puisqu’elle est ordonnée au Royaume de Dieu dont elle est germe, signe et instrument. » (Redemptoris Missio 18) L’Eglise aura son achèvement seulement lorsqu’elle sera assimilée au Royaume. Karl Rahner dit : « L’Eglise, quand on la comprend bien, existe en proclamant son caractère provisoire et la destinée vers laquelle elle marche à travers l’histoire, pour réaliser que sa fusion dans le Royaume de Dieu arrivera dans le futur. » (1965 : 35) Dans cette perspective, la mission ne doit plus être centrée sur l’expansion de l’Eglise institutionnalisée mais sur le témoignage en faveur du Royaume de Dieu.

Une compréhension appropriée du sens de la conversion a aussi aidé les théologiens à considérer  l’expansion du Royaume de Dieu comme le but de l’évangélisation. Depuis longtemps, l’acte de conversion était identifié avec le changement de religion. Mais une étude de l’étymologie fait voir que l’élément important dans la conversion est la conversion du cœur à Dieu. Le terme de conversion est dérivé du latin conversio. Sa racine con-vertere signifie se retourner comme en un demi-tour, dont l’équivalent grec est la métanoia.

La conversion s’oppose au péché dans la Bible. Si le péché est se détourner de Dieu dans l’isolement et l’auto-suffisance, la conversion est de se retourner de tout soi-même vers Dieu. Par conversion les prophètes ont désigné le retour à Dieu dans l’amour et la sincérité, une ré-orientation de soi tout entier, de tout son être, vers le Dieu de l’Alliance. La conversion appelle une nouvelle relation ave Dieu, qui doit se manifester dans tous les registres de l’existence, particulièrement dans la pratique de la justice et de la charité. Jésus commence sa vie publique en annonçant la venue du Règne de Dieu. Il invite chacun à se laisser convertir aux valeurs du Royaume de Dieu. Pour saint Paul la conversion est l’avènement d’une nouvelle création. Selon Jean elle signifie le passage des ténèbres, de la fausseté, de la haine et de la mort à la vie et à la lumière. (Saldanha 1993 : 215-227)

Si la mission doit être centrée en tout premier lieu sur la conversion du cœur, comment alors comprendre le commandement de Jésus d’« aller, de faire des disciples de toutes les nations, et de les baptiser » ? David Bosch est d’opinion que l’expression faire des disciples doit être resituée dans le contexte pastoral de Matthieu. L’évangéliste invite les membres de la communauté à ne pas laisser passer l’occasion de porter témoignage en se mettant au service des gens autour d’eux. Le verbe principal de la péricope est faire des disciples, et les deux participes en baptisant et en enseignant lui sont subordonnés. Cela indique le chemin à suivre pour faire des disciples. L’état de disciple est plus important que d’enseigner et de baptiser. Etre un disciple du Christ signifie vivre à partir des enseignements de Jésus. L’état de disciple implique un engagement pour le Règne de Dieu, pour la justice et l’amour, pour l’obéissance à la volonté de Dieu tout entière. (1993 : 53.77)

Un missionnaire peut-il se contenter d’introduire les gens aux valeurs de justice, d’égalité, d’honnêteté, de fraternité, de service et d’amour dans la société indienne ? L’Eglise accomplit-elle son devoir missionnaire si elle ne peut faire en sorte que les gens appartiennent à  l’Eglise ? La réponse est oui dans certains contextes. Saint Paul abandonne la moisson au temps que Dieu a prévu en son dessein. « J’ai planté, Apollos a arrosé, mais c’est Dieu qui donnait la croissance. » (1 Co 3, 6-7) Dialogue et annonce dit : « Dans ces situations où, pour des raisons politiques ou autres, l’annonce est pratiquement impossible, l’Eglise accomplit déjà sa mission non seulement par sa présence et son témoignage mais aussi par ses activités et son engagement pour le développement humain intégral et le dialogue. » (n° 76)

            4. L’évangélisation comme dialogue

Nous avons vu que l’évangélisation vise la construction du Royaume de Dieu. Cela comprend toutes les formes de construction du Royaume : témoignage, annonce, implication dans les luttes de libération de l’humanité, dialogue avec les autres religions, inculturation, et œuvres de charité. Comment déterminer la forme de construction du Royaume de Dieu en Inde ? Cela doit avoir lieu en prenant en compte les contextes particuliers de notre pays. L’Inde est le berceau des grandes religions du monde comme l’Hindouisme, le Bouddhisme, le Jaïnisme et le Sikhisme, et beaucoup de religions traditionnelles (tribal). Il y a aussi dans ce pays des Musulmans, des Chrétiens, des Parsis [4] et des Juifs. Ainsi d’être naturellement interreligieuse est un trait basique de l’Inde. En Inde, être religieux signifie être interreligieux. Si l’Eglise se doit de témoigner du Royaume de Dieu comme un avant-goût de l’harmonie et de la paix, alors le premier chemin de la mission serait le dialogue interreligieux, sans exclure cependant les autres formes. L’Eglise se doit d’être une communauté qui fait des ponts. Comme le dit Pathil, l’Eglise doit être une « communauté de communautés » traversant toutes les castes, races, religions et dénominations linguistiques (2000 : 89. 99) Le dialogue interreligieux est le moyen  fort pour cette manière d’être l’Eglise.

Accepter le dialogue comme le moyen de la mission n’est pas sans cohérence avec l’esprit du Concile. Ad Gentes invite tout le monde à vivre dans la bonne estime et l’amour envers les croyants des autres religions, à partager leur vie culturelle et sociale au travers d’échanges variés et d’entreprises favorisant une vie humaine. Ad Gentes 9. 11) Le Cardinal L. T. Picachy a dit au Synode des Evêques tenu à Rome en 1974 que le dialogue est bon en lui-même, et que l’Eglise en Inde voit le dialogue interreligieux (inter-faith) comme une expression normale de l’évangélisation (Amalorpavadass 1975 : 155). « Le dialogue interreligieux est une part de la mission évangélisatrice de l’Eglise. Compris comme méthode et moyen de connaissance et d’enrichissement réciproques, le dialogue ne s’oppose pas à la mission ad gentes ; bien plus il en est une expression. » (Redemptoris missio 55) Jean-Paul II dans son adresse au Conseil Pontifical pour le Dialogue Interreligieux en 1984 a dit qu’à travers un dialogue authentique la tâche missionnaire de l’Eglise est accomplie : « Tous les chrétiens sont appelés au dialogue. Dans cette activité ecclésiale, il est nécessaire d’éviter l’exclusivisme et les dichotomies. Un dialogue authentique devient témoignage, et la vraie évangélisation est accomplie en se respectant et en s’écoutant les uns les autres. » Nous avons trouvé que le dialogue inter-religieux est l’une des formes privilégiées d’annoncer l’Evangile dans le contexte indien. Comment l’Eglise peut-elle fonctionner comme communauté de dialogue en Inde ?

            5. L’Eglise, une communauté de dialogue

La première et principale manière d’entrer en dialogue avec les autres religions est le témoignage de vie. Jésus n’a pas seulement indiqué ce chemin mais il a été ce chemin. Il n’a pas seulement parlé de la vérité mais il a été la vérité (Jn 14,6). Les chrétiens, au travers de leur présence auprès des croyants des autres religions dans les situations variées de la vie et des activités  humaines, peuvent annoncer l’Evangile comme une rose, qui n’a pas besoin de prédication sur son parfum. « Le témoignage dans la vie de tous les jours est inséparable du dialogue » atteste Sara Grant, qui fut une pionnière du dialogue en Inde depuis 1956 (Grant 1991 : 95).

 Le développement humain est un autre domaine où l’Eglise peut être une communauté de dialogue. Le chrétien est d’autant plus profondément concerné qu’il cesse d’être chrétien s’il manque à porter  radicalement le souci des pauvres et des opprimés et à les aimer. Prendre soin des exclus est témoignage de l’amour du Christ dans un monde d’égoïsme. Dans la scène du Jugement dernier (Mt 25, 31-46) et dans la parabole du riche et de Lazare (Lc 16, 19-31), Jésus renvoie au souci de compassion pour les dalit [5] comme condition nécessaire pour entrer dans son Royaume. Tandis que les missionnaires cherchent les moyens pour faire progresser leurs compagnons humains sans se soucier de leur conversion, ils diminuent le fossé entre les communautés et développent une communauté d’amour dans le monde.

L’activité de libération est une autre manière de mettre en actes le dialogue avec les autres religions. La Bonne Nouvelle n’est pas seulement réalité d’un autre monde. Dans son discours inaugural (Lc 4, 16-22) Jésus mentionne que libérer les anawim de toutes sortes d’oppressions est sa première mission. De même l’Eglise a le devoir d’apporter son aide aux missionnaires de la libération sociale – hommes de loi, sociologues et travailleurs sociaux -, qui ont au premier chef le souci de la justice et des Droits de l’Homme. Ils ne prononceront peut-être pas le nom de Jésus devant ceux dont ils prennent soin. Là n’est pas le problème. Dans la parabole du Jugement dernier, ceux qui se sont engagés en faveur de l’Homme et qui ont été placés à la droite du Père ne savent pas que leurs actes de compassion étaient des actes de compassion envers le Christ lui-même.

Les efforts en faveur de l’inculturation font aussi partie du dialogue interreligieux. Les ashrams chrétiens produisent un climat favorable où les croyants de différentes religions peuvent se rencontrer dans leur condition commune de pèlerins. A travers des prières, des méditations, des discussions et des célébrations interreligieuses, et par un mode de vie marqué par l’austérité, l’hospitalité et la simplicité, ils peuvent témoigner des valeurs du Royaume. Les récentes attaques contre les chrétiens ont été la cause d’un développement parmi eux d’une attitude négative envers l’inculturation. Aussi devons nous particulièrement prendre soin de promouvoir des rassemblements populaires interreligieux dans les ashrams chrétiens, qui sont de nouvelles manières d’être l’Eglise.

Même si la conversion au Christianisme n’est pas le point focal du dialogue orienté vers le Royaume, cela n’exclut pas la possibilité d’accueillir dans l’Eglise ceux qui en expriment le désir sincère et acceptent la catéchèse nécessaire. Les statistiques de la Mission montrent que toutes les dénominations chrétiennes prises ensemble forment seulement le tiers de la population mondiale, et que la population musulmane peut dépasser les catholiques dans le troisième millénaire. En Asie où vit 60% de la population, il y a seulement 3% de chrétiens. La présence des communautés chrétiennes doit être renforcée si l’Eglise doit remplir son devoir d’être le levain du Royaume de Dieu en Asie. Si nous proclamons un moratoire pour les conversions cela affectera la construction du Royaume de Dieu. Cela va aussi contre la liberté religieuse de la personne humaine.

            Conclusion

            Le dialogue est la nouvelle manière d’être l’Eglise. Cette manière d’être inclut de travailler ensemble pour la défense commune des droits de l’Homme, pour la promotion du développement humain, pour faire vivre les valeurs spirituelles et culturelles, en partageant les expériences spirituelles, en échangeant les réflexions, etc. Il y a des manières indirectes de témoigner du Royaume. Ce que nous voudrions avoir est la confiance dans l’Esprit Saint et le courage d’entrer en dialogue avec les Hindous et le R.S.S. Notre ouverture, notre sincérité, l’amour et le désir d’un enrichissement réciproque mettront en valeur les multiples manières de témoigner, à l’échelle d’une fraternité universelle, des idéaux qui sont ceux du Royaume de Dieu : « Dieu en tous et pour tous, qui donne et garde pour toute la terre habitée bonheur, paix et plénitude » (vasudaiva kutumbakamloka samastha sukhino bhavantu).

(Traduction François Bousquet)

Références

Amalorpavadass D.S. (1975)   : Evangelization of the Modern World, Bangalore: NBCLC.

Bosch D. (1993)                      : Transforming Mission, New York: Orbis.

Deoras B.S. (1985)                  : Country’s Unity A Must, New Delhi: Suruchi Prakashan.

Dupuis J. (1989           )                       : Jésus-Christ a la rencontre des religions, Paris: Desclée.

Fernandez W. (1984)               : “Conversion: the caste factor and dominant reaction”  in Indian                                                      Missiological Review, Vol.6, 289-306.

Golwalkar M.S.            (1980) (66)     : Bunch of Thoughts, Bangalore: Jagarana Prakashan.

Grant S. (1991)                        : “Dialogue” in Pilgrims of Dialogue, A. Pushparajan (Ed.), Munnar:                                                             Sangam Dialogue Centre, pp. 93-97.

Karokaran A. (2000)               : “Mission: An Alternative Model” in Third Millenium, III (2000)1, 29-44.

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Mishra D.N. (1980)                 : The RSS – Myth and Reality, New Delhi: Vikas Publishing House.

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            * Vincent Kundukulam, prêtre syro-malabar, Docteur en Théologie (ICP) et Docteur en Histoire des Religions et Anthropologie religieuse (Paris IV Sorbonne) est Professeur au St Joseph’s Pontifical Seminary d’Aluva au Kérala.

            Cet article, reprenant une conférence donnée le 28 août 2000 à Mount St Thomas, au Colloque de la KCBC, a été publié dans Third Millennium, vol., IV /3, July-September 2001, pp. 16-26. Toutes les notes de bas de page sont du traducteur.

Résumé : Le problème de la conversion prend un aspect particulier en Inde avec l’avènement de courants néo-hindouistes. Le Sangh Parivar s’oppose violemment à la conversion des Hindous à d’autres religions, qu’il considère comme un acte déloyal et communautarien. A l’intérieur de l’Eglise un nombre important de missionnaires est divisé en ce qui concerne la nécessité d’avoir la conversion comme objectif premier de la mission. Cet article essaie de comprendre les arguments des néo-hindouistes contre les conversions. Il montre comment le changement d’attitude envers les autres religions affecte le style de l’activité missionnaire. Il suit l’évolution du concept de mission et étudie la signification réelle de la conversion. A la lumière de cette étude il propose un chemin pour la mission, qui fasse justice à la fois au contexte indien et à la théologie de la mission. La priorité de l’évangélisation en Inde est de contribuer à la pleine croissance du Royaume de Dieu, le dialogue interreligieux étant une forme privilégiée de cette évangélisation. Celui-ci comprend un travail en commun pour la défense des Droits de l’Homme et pour le développement humain, dans le partage des expériences spirituelles, la promotion d’un éthos culturel de la nation, etc. Nous pourrions avoir confiance en l’Esprit-Saint et entrer en dialogue avec les Hindous et le R.S.S. C’est une manière indirecte de témoigner de l’Evangile.

Abstract

The problem of conversion takes a special turn in India with the advent of hindutva forces. The Sangh Parivar vehemently opposes the conversion of the Hindus into another religion as they consider it as a communalist and disloyal activity. Inside the Church, a considerable number of missionaries stand divided on the need of projecting conversion as the primary objective of mission. This paper tries to understand the arguments of hindutva forces against conversion; it shows how the changed attitude towards other religions affect the style of missionary activities; it assess the evolution of the concept of mission and it studies the real sense of conversion. In the light of above study, it proposes a path of mission, which does justice both to the Indian context and to the theology of mission. The priority of evangelization in India is to contribute to the full growth of the kingdom of God, of which inter-religious dialogue is a privileged form. This inter-religious dialogue comprises working together for the common defense of human rights and for human development, sharing of spiritual experiences, promotion of cultural ethos of the nation, etc. We should have confidence in the Holy Spirit and enter into dialogue with the Hindus and the RSS. It is an indirect way of witnessing the Gospel.


[1] Le nom qui signifie l’ensemble des mouvements nationalistes et fondamentalistes hindous.

[2] Rashtriya Swayamsevak Sangha, c’est-à-dire Corps National des volontairesl’organisation mere des mouvements nationalistes et fondamentalistes hindous, fondé en 1925.

[3] Janmabhumi : un journal quotidien en malayalam, la langue locale au Kerala, qui veut dire la Patrie.

[4]  Nom en Inde des adeptes de la religion zoroastrienne.

[5] Les Intouchables.

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